Ma grand-mère vietnamienne avait pour habitude de demander: « Ô choses inanimées, avez-vous donc une âme ? » J’ai toujours trouvé ça fort sensé. Le shinto, religion et philosophie animistes du Japon, se pose aussi cette question.
J’ai fantasmé ce pays depuis aussi longtemps que je m’en souvienne. Ceux qui me connaissent savent que mes liens avec la famille de Balthus, dont j’ai été très proche, y sont pour beaucoup. Côtoyer Setsuko, la veuve du peintre, ainsi que Harumi, leur fille, m’a permis de me rapprocher de cet état d’être purement japonais, même à distance. Combien de discussions avons-nous eues sur ce qui fait la particularité de ce pays, ses traditions, sa manière d’appréhender les situations; toutes deux m’ont fait voyager dans ce monde, de par leurs récits, lors de nombreuses soirées.
D’habitude je m’en vais seule. Cette fois-ci, je partais avec une amie de longue date et nous allions rejoindre un couple d’amis installé à Tokyo. Il se trouve que Damien, qui y faisait sa thèse, est passablement au courant des célébrations à caractère religieux et, ou spirituel, et le lendemain de notre arrivée, lui et moi avons assisté à une cérémonie gyôja, des pratiquants de bouddhisme ésotérique et d’ascétisme des montagnes. Le grand chef de toute cette histoire se baladait avec une peau de bête accrochée à sa taille. Il avait un regard qui semblait dire de ne pas le chercher. Après avoir déambulé dans cet espace où chacun démontrait ses talents, dans une humeur plutôt bon enfant, tous se sont réunis autour d’un grand feu. Hommes et femmes tournaient en rond devant les spectateurs. Une fois les flammes éteintes et les braises calmées, les plus vaillants traversent à pieds nus le foyer. Les premiers souffrent en silence. Les suivants de moins en moins. Puis nous avons tous été invités à nous lancer. Damien hésite. Il me dit qu’il ne croit pas à tout cela, mais qu’il ne faut pas énerver les esprits, alors il le fera quand même. Je le suis, un peu penaude, pour me rendre compte que la chaleur n’affecte plus la peau. L’épreuve est passée haut la main. Nous assistons encore un moment aux échelles de couteaux: ceux qui s’y confrontent doivent la grimper sur la tranche de la lame. Sous beaucoup d’aspects, la cérémonie m’a fait penser à ce que je connaissais des Mudang coréennes, à savoir de se mesurer face à la douleur pour montrer la force de leurs pouvoirs. Un état d’esprit qui peut paraître un peu show-off, mais néanmoins très ancré dans ces rituels pour que l’on se souvienne qu’il y a quelque chose de plus grand que nous.
La suite du voyage se poursuit. Nous n’avons qu’une dizaine de jours et hésitons sur notre itinéraire. Nous partons d’abord à Kyoto, incontournable, évidemment. Mais un claquement à la jambe me contraint à marcher à l’allure d’un escargot. Depuis mon arrivée, je sens des vertiges en permanence. Ma peau s’enlaidit, je ne comprends pas pourquoi. Mes jeans se déchirent et impossible de trouver un pantalon à ma taille sur place. Je me retrouve dans le pays peut-être le plus beau du monde, dans son harmonie en tous les cas, et me voici, telle une Quasimodo des temps modernes, arpenter les rues comme une âme en peine. Ce choc des polarités. Difficile de rester concentrée sur ce qui m’entoure quand au même moment, tout mon être me lâche.
Nous nous rendons ensuite dans la montagne, à Koyasan, non loin d’Osaka. Une petite ville tenue par les moines bouddhistes. Nous partons nous promener pour découvrir les espaces zen qui y sont légion. Nous traversons une forêt où reposent des milliers de tombes recouvertes de mousse. Pour la première fois, je n’ai plus de vertiges. Je me sens en totale osmose avec ce lieu. La beauté qui s’en dégage relève des contes de fée. Le soir, dans le temple bouddhiste où nous logeons, un moine vient nous apporter le repas dans notre chambre. Le mets est entièrement végétarien. J’ai rarement mangé quelque chose d’aussi bon. Nous sommes reparties le lendemain matin comme si nous avions vécu un rêve. Si je devais y retourner, j’y resterais plus longtemps, c’est sûr.
Nos chemins se sont séparés pendant deux jours. Je suis partie du côté de Miyajima, où se trouve une porte japonaise plantée dans une baie où l’eau se retire pendant la marée basse. Comme souvent au Japon, des daims se promènent en liberté dans les rues. Bien que le lieu soit hautement touristique, la calme et l’harmonie l’emportent toujours. J’assiste à un spectacle de Nô pris d’assaut par les badauds. Tout est parfait. Je poursuis ma route le lendemain vers Himeji où j’ai passé la journée en quête de cerisiers fleuris. C’était la fin de la période, mais cela m’a surtout permis d’apprécier d’autant plus la nature, la faune et la flore tellement développées dans ce pays des merveilles.
De retour à Tokyo, nous avons eu l’opportunité de rencontrer Georges Baumgartner, éminent journaliste, correspondant suisse et belge pour nos radios respectives. Nous nous donnons rendez-vous au club de la presse où nous buvons un thé. Il nous raconte, avec modestie, son parcours. A un moment, mes synapses font surgir un lien auquel je n’avais pas pensé: une de mes tantes, soeur de mon père qui a elle aussi grandi au Viêt-nam, avait épousé un journaliste américain basé à Tokyo. C’était il y a quelques décennies. Mais son mari, Earnest Hoberecht, avait une certaine aura et a marqué celles et ceux qui l’ont rencontré. Georges nous emmène vers le mur près de l’entrée où sont accrochées de nombreuses photos des gens marquants du club de la presse. Earnie était là, comme il se doit. Belle et grande émotion.
Avant de repartir, nous n’avons pas pu résister à la tentation de faire un karaoké, un vrai, pas de ceux qui imposent des lieux communs aux fans de Johnny vs ceux de Daft Punk. Nous sommes les quatre dans une petite cabine et chantons à tue-tête sur des chansons de notre adolescence, en buvant du saké. Rien ne peut nous arrêter.