Mongolia

Les esprits d’Oulan Bator

Voilà des années que je fais des recherches sur les états modifiés de conscience. Chamans du monde entier, mais surtout ceux d’Asie qui entrent en transe par le son du tambour, me fascinent. J’ai décidé d’en faire un documentaire, non pas pour montrer ou démontrer ce qu’un chaman réalise, mais plutôt pour expérimenter soi-même ces états fluctuants de la conscience, comme un voyage à l’intérieur de soi.

Février 2011, je m’envole pour Oulan Bator, en Mongolie, avec un ingénieur du son pour dix jours de repérages.

L’arrivée à Oulan Bator est épique. Six heures du matin sur place, minuit pour nous. L’unique tapis roulant tourne, tourne, les valises s’entassent dessus, tombent de toute part, mais aucun personnel n’est présent pour contrôler la situation, même lorsque les bagages se retrouvent dans des endroits inaccessibles aux voyageurs. Cela nous fait sourire. Enfin… jusqu’à ce que le tapis ne crache plus rien et que l’on réalise que nos sacs ne sont pas là. Certes, nous avions le plus gros du matériel avec nous, mais cela restait handicapant, d’autant qu’il faisait facilement -20°C et que les habits chauds nous faisaient défaut. On se rassure: « Demain ils arriveront à notre hôtel », pensons-nous comme deux bons Suisses bien habitués à l’ordre et la rigueur.

Je tente de faire signer notre carnet ATA (comme deux bons Suisses – bis – soucieux de déclarer le matériel emporté avec nous…) – on me regarde comme une extra-terrestre et au bout d’un long moment de tractations, la signature qu’il nous fallait est enfin obtenue. Pendant ces longues minutes, je laisse David, l’ingénieur son, s’occuper de déclarer les bagages manquants. Il me regarde, médusé et amusé, muni d’un bout de papier: on lui a dit d’appeler un numéro de téléphone le lendemain. Personne n’a pris soin de noter nos numéros de bagages, il n’y a même pas un ordinateur dans le périmètre qui permettrait de localiser où sont lesdits bagages. Mais comme tout est fait à la cool, on ne s’inquiète pas trop. La raison pour laquelle ils semblent tout à fait habitués à cette situation est que nous sommes arrivés avec un vol d’Aeroflot. CQFD. J’avais voyagé avec eux pour la Sibérie et n’avais eu aucun souci. J’avais eu, manifestement, de la chance…

Le jour commence à se lever, nous rencontrons Eenee, notre guide et interprète. Las de chercher en vain un moyen d’en savoir plus sur nos bagages, nous décidons de prendre la route pour Oulan Bator. Je me souviens du passage de la porte coulissante à un monde tout d’un coup surréaliste: le froid saisissant immédiat, le nez qui gèle, le corps raidi. Le choc est suffisant pour réaliser que nous y étions, enfin.

J’ai filmé ces premières impressions. J’aime à l’infini les premières impressions d’un endroit qui reste à découvrir entièrement. Je garde toujours des souvenirs très particuliers de ces moments, des goûts, des odeurs, souvent mélangés avec l’excitation et la fatigue du voyage. Tout était blanc et relativement plat, on voyait des gens traverser des terrains énormes, à pied, pour se rendre au travail, aller prendre un bus, commencer leur quotidien. L’odeur nous a très vite intrigués : celle du charbon qui dévaste la ville et les poumons de ses habitants. C’est la source principale du chauffage, en particulier dans les gers – le nom en mongol pour dire yourtes. Au loin, des cheminées qui dégagent de la fumée blanche. Mon regard se braque sur cette vapeur. Le trajet dure des plombes, le trafic est déjà dense jusqu’au centre-ville. Eenee nous parle du programme mais entre cette envie totale de m’imprégner de ces nouvelles sensations et la fatigue du décalage horaire, j’ai de la peine à imprimer ce qui se passe réellement. Nous arrivons enfin à l’hôtel que j’avais tenté de réserver, mais le lieu était tellement glauque que notre guide, très préoccupée, nous convainc facilement d’en prendre un autre. Nous séjournerons finalement dans un hôtel datant de l’ère soviétique, aux tapisseries vertes désuètes, l’hôtel Genex. Il se trouve juste à côté d’un quartier de yourtes et d’un temple bouddhiste.

Toutes les personnes que je connais et qui sont allées en Mongolie ont tenté de me dissuader de rester trop longtemps à Oulan Bator – UB pour les intimes. Pourtant, ce mélange fortement ancré de l’esprit nomade et de soviétisme offre un côté fascinant à cette ville. Il y règne une esthétique dont je ne me suis lassée ces deux semaines passées sur place. D’un point de vue cinématographique, c’est magique. Parfois, les gens me voyaient filmer des trous dans la tôle, des peintures de mur, des chiens errants dans des coins perdus. Ils ont dû me prendre pour une folle. Et puis certains me demandaient de ne pas montrer ces aspects un peu négatifs de la ville. Je ne sais pas comment l’exprimer avec des mots, mais il s’agit avant tout pour moi d’une question d’harmonie entre les formes et les couleurs. Je ne peux même pas y apposer des substantifs qualificatifs: beau, laid, repoussant, intriguant ? Je n’en sais rien. Mais comme mon travail se porte sur la matière, cela avait forcément lieu d’être. Un Japonais m’a suivie un moment, étonné, ne comprenant pas ma démarche. Il a fini par se rapprocher pour me poser la question: « Excusez-moi, vous êtes une artiste ou quelque chose du genre ? ». J’ai ri de bon cœur et lui ai expliqué mon intention. Petits échanges hors du temps qui me sont si chers.

Eenee nous a proposé d’aller dès le premier soir rencontrer une chamane, mais elle ne voulait pas être filmée. Comme les Mongols sont très superstitieux, cette cérémonie allait être pour nous comme une bénédiction de bienvenue. J’étais heureuse de pouvoir démarrer le séjour de manière simple, sans contrainte de matériel, d’autant que David n’avait jamais assisté à un rituel chamanique.

Puujee vit dans un quartier de yourtes, bien qu’elle n’y fasse que les cérémonies – sa maison modeste se trouve juste à côté. Lorsque nous sommes entrés dans la yourte, elle était en train de prédire l’avenir à quelqu’un. David lui a posé quelques questions pour lui-même en attendant que les personnes arrivent – car en Mongolie, tout est ouvert. Les cérémonies se font avec tout le monde et chacun s’ouvre face aux autres. Le rapport à l’intimité a d’autres résonances, il se fait de manière différente de ce que l’on connaît en Occident. Il se dégageait de Puujee une sérénité puissante. Tout le monde chuchotait. Son assistante l’a aidée à enfiler son costume de chamane, dont un lourd manteau recouvert d’une peau de bête. La préparation s’est effectuée dans le calme le plus absolu, tandis que quelques personnes entraient encore dans la yourte. Nous étions peut-être une vingtaine au moment où elle a empoigné son tambour et commencé à frapper. J’ai beau avoir vécu pas mal de cérémonies chamaniques dans plusieurs cultures différentes, me retrouver dans cet endroit et dans cette énergie, avec un aigle aux ailes déployées, empaillé au centre de la pièce, sublime et impressionnant, tout cela donnait une ambiance hors du commun. Je sentais à mes côtés que David s’en émerveillait, lui qui avait toujours rêvé de vivre cette expérience. Nous ressentions ce moment avec la même excitation, et cela me rassurait. Ça n’était pas que moi. Puujee battait son tambour de plus en plus fort, puis ses pas se sont faits chancelants et l’esprit l’a possédée. En Mongolie, on parle de l’esprit du grand-père ou de la grand-mère selon qui vient les visiter. En l’occurrence, c’était le grand-père Sodnomnorov. Prenant possession du corps de Puujee, il s’est assis dos à nous et sa voix n’avait plus rien à voir avec celle de la jeune femme. Les gens ont commencé, un à un, à défiler près de lui. A chaque fois, il passait sa main délicatement sur leur dos, un geste bienfaisant et plein d’amour. Ces personnes lui ont demandé toute sorte de choses – le nouvel an chinois avait eu lieu deux semaines auparavant, et il est de coutume de demander des bénédictions pour l’année à venir; beaucoup demandent aussi ce qu’ils doivent faire pour leur avenir. A un moment, il a demandé qui étaient ces deux personnes venues d’ailleurs. On lui a expliqué nos intentions. Il a simplement dit que si nous avions réellement la volonté d’entrer dans la culture mongole, alors il nous parlerait, mais après tout le monde. Nous avons donc patiemment attendu notre tour, deux heures durant, sur des mini tabourets qui nous cassaient le dos. Deux heures pendant lesquelles je me suis laissé bercer par cette atmosphère surréaliste, luttant contre le sommeil. Et puis notre tour est venu. Je ne me souviens plus ce qu’il m’a dit, ce fut bref, si ce n’est que j’ai reçu un nom divin, « Nomin » qui signifie Turquoise. Mais David a attiré son attention. Ils ont conversé un bon moment. Et quand je dis « converser », j’entends par là : d’une forme ancienne de mongol au mongol actuel, puis à l’anglais. Cela prend vite du temps entre chaque traduction.

Nous sommes donc repartis avec la bénédiction du grand-père qui a trouvé en nous « un cœur et des intentions purs ». Cela peut faire sourire ici, mais pour moi il était important de venir de manière humble et respectueuse et de nous adapter à une culture qui n’est pas la nôtre. Et non l’inverse. Cette rencontre m’est restée tout au long de notre séjour comme un événement singulier, mais comme nous n’avions pas été autorisés à tourner, il est resté dans un coin de ma mémoire sans projection dans l’avenir.

Les jours qui ont suivi furent consacrés en partie à des activités relativement touristiques dont j’avais besoin pour me glisser dans l’ambiance régnante, appréhender cette ville et cet univers, tentant de survivre sur les trottoirs glissants avec mes chaussures certes d’hiver mais pas assez résistantes pour supporter le froid qui en émanait. Je voulais sentir les murs, les matières, les capter au travers de mon objectif. Cela fait partie intégrante de ma réflexion sur le sujet. Je souhaite utiliser toute sorte de métaphores pour parvenir à comprendre ce qui se passe lors d’une transe. Le langage que l’on emploie le plus fréquemment est la parole. Mais tout autour de nous parle. Il suffit de regarder, de s’arrêter, d’écouter, de sentir. J’ai toujours recherché des méthodes d’expression différentes du verbal, parce que même si j’aime écrire, même si j’aime la puissance des mots lorsqu’ils sont soigneusement choisis, l’expression orale n’est pas mon langage. Quel lien avec des matériaux, me demanderez-vous ? C’est pour moi une résultante de la matérialisation d’idées. Je prends des raccourcis en disant cela, mais concrètement, une idée, si elle n’est pas nourrie, disparaît. Une idée entretenue, élaborée, devient matière. En état de transe, on se retrouve dans un univers comparable à celui des idées. Cet univers est a priori invisible, or il peut devenir concret. Et c’est là que se trouve la base de ma réflexion – en explorant des états modifiés de la conscience, on se retrouve dans des espaces où n’existent que ses propres limites. Mais ces limites peuvent exploser instantanément si on le désire. Comme lorsqu’on rêve, voler dans les airs n’est pas un problème, ni même se retrouver à un endroit totalement autre en une fraction de seconde. Certes, le corps physique reste immobile, mais pour autant, ce que l’on a vécu est une réalité. Sa propre réalité. Le potentiel est gigantesque. Je voulais donc me rapprocher des matières d’Oulan Bator pour les saisir et entrer dans ce monde nouveau pour moi. Nous avons parcouru des quartiers de bâtiments massifs, en brique, et des kilomètres de garages pour voitures qui longent les routes. Nous nous sommes approchés également de ces quartiers de yourtes qui se mélangent au reste comme si de rien n’était. La règle pour devenir propriétaire d’un terrain, semble-t-il, c’est de mettre des barrières autour de la yourte, si bien qu’il y a même un jardin… mais nécessaire puisque s’y trouve aussi la cabane des toilettes. Étonnamment, je n’y ai pas ressenti de misère. Peut-être est-ce le froid qui cache une certaine réalité, mais les gens ne semblent pas malheureux. Ils s’accommodent des conditions, tant bien que mal. Et même si je sais qu’un taux élevé de la population souffre de chômage et, également, d’alcoolisme, jamais je n’ai senti de danger à notre égard, même si nous étions manifestement des étrangers avec du matériel technologique assez coûteux.

Et puis nous avons rencontré des spécialistes du chamanisme mongol, des personnes de la télé (sachant qu’à Oulan Bator il y a des dizaines de chaînes de TV, il était très vraisemblable que nous allions en rencontrer quelques uns…), des Occidentaux, des Mongols… Nous avons trouvé des options pour ralentir un peu, à contre-cœur, la cadence des cérémonies chamaniques, car nos bagages n’étaient toujours pas arrivés. Nous avions de quoi enregistrer, mais les batteries et cassettes manquaient à l’appel (nous sommes en 2011, j’utilise alors encore des cassettes!). Quelle frustration de ne pouvoir se lancer entièrement dans le travail sitôt arrivés. Les deux premières cérémonies que nous avons filmées se sont déroulées dans des appartements où vivent des familles entières, souvent nombreuses. Fidèles à leur réputation, les Mongols réservent un accueil magistral à tout invité. Si bien qu’en plus des longues cérémonies, pouvant durer plusieurs heures, nous étions conviés au repas qu’ils nous avaient préparé. Grands carnivores devant l’éternel, les mets à base de viande sont les repas incontournables. Au grand dam de la végétarienne que je suis. Je m’y étais bien sûr préparée et tant que notre guide était là, elle pouvait l’expliquer simplement. Dans les restaurants, par contre, c’était plus compliqué. Lorsque je commandais un plat décrit comme végétarien sur une carte, je pouvais être certaine que d’une part la serveuse n’avait pas compris ce que je lui demandais, et d’autre part qu’il y avait nécessairement de la viande dans l’assiette. Cela dit, et de la bouche de David, il semble que ce soit la meilleure viande du monde, du fait que les bêtes évoluent dans un environnement spacieux et confortable pour elles, loin du stress et du confinement.

Pour en revenir aux cérémonies des chamans, elles furent différentes de la toute première que nous avions vécue. Les chamans étaient assis face à nous, dans une ambiance beaucoup plus bruyante. Tous les membres de la famille et des amis étaient présents, certains discutaient, certains recevaient des appels téléphoniques. Les esprits qui venaient nous rendre visite étaient, eux aussi, plus animés, plus électriques. Certains esprits étaient même très superficiels, telles que cette grand-mère obsédée par les bijoux qu’elle avait possédés et qu’elle remettait manifestement à chacune de ses visites. David et moi avions tous deux une impression étrange en assistant à diverses scènes qui manquaient parfois de crédibilité. Nous avons été conviés de nombreuses fois à nous présenter auxdits esprits alors que nous enregistrions, David à la perche, moi derrière la caméra. Ils voulaient tous savoir d’où nous arrivions, ce que nous venions faire dans ces contrées et si nous avions un cœur pur. A mon grand soulagement, il s’est avéré que nos cœurs et intentions ont toujours été perçus comme purs. Probablement grâce à l’argent que nous déposions en offrande, mais ça, c’est une autre histoire.

Le quatrième chaman que nous avons rencontré officiait dans une yourte très loin du centre d’Oulan Bator. Cette cérémonie à trois m’a rappelé ce que j’avais vécu en Sibérie six mois auparavant. Il s’est produit un véritable dialogue avec les énergies nous entourant, notamment lors de danses effectuées à l’extérieur. Le genre de rituels que j’avais espérés depuis le début du séjour alors que la plupart du temps, nous étions plutôt en face d’esprits prédisant l’avenir, ce qui s’éloigne de ma quête. Mais cela fut de courte durée, et puis nous sommes rentrés à nouveau dans la yourte où nous avons passé les dix heures suivantes. Un couple venu parler aux esprits s’est vu annoncer qu’ils étaient tous deux chamans. Concrètement, cela signifie qu’ils vont devoir investir deux mille dollars en objets de rituels ainsi que pour la formation. Souvent, ces gens sont loin d’être fortunés mais que faire ? Désobéir aux esprits et prendre le risque de tomber malade ou de voir des malédictions s’abattre sur leur famille ? On ne rigole pas avec cela, et ceux qui y renoncent se ravisent souvent après peu de temps.

Les jours passaient et je restais relativement zen face aux événements, avec l’envie d’être le plus ouverte possible aux rencontres particulières qui m’amèneraient à la personne que je recherchais. Mais comment savoir si j’avais déjà rencontré cette personne ou non ? Une sorte de frustration s’est emparée de moi, parce que je ne sentais toujours pas ce que j’espérais. L’histoire des bagages m’a un peu décalée, car lorsque nous les avons enfin récupérés – après une semaine et un détour pour elles par Pékin ! – nous avions vécu beaucoup de choses mais pas intégralement. Le fait d’avoir toujours du matériel manquant portait mon attention ailleurs, et une fois que nous avons tout récupéré, trop d’événements s’étaient déjà déroulés. J’aurais dû regarder mes images au fur et à mesure mais je n’avais pas mes carnets de note avec moi, et puis les journées de tournage étaient très longues. Je devais prévoir le programme avec la guide, faire la comptabilité de nos dépenses tous les soirs, et prendre les décisions le plus rapidement possible. La fin du séjour approchait. Je n’étais plus sûre de rien. Le dernier soir, nous avions prévu de retourner chez la toute première chamane, celle qui ne voulait pas être filmée. Nous avions rendez-vous dans sa yourte à 17 heures.

Comme lors de notre première rencontre, la même énergie apaisante entourait Puujee, la jeune femme chamane. Elle n’a quasiment rien dit avant d’enfiler son costume de chamane, pris son tambour dans les mains et a commencé sa transe. Une femme d’un certain âge est allée auprès d’elle, a relevé sa jupe et la chamane a commencé à soigner ses genoux. En la voyant faire, j’ai compris. Celle que je voulais, c’était elle. Ce petit bout de bonne femme d’à peine 25 ans et qui dégage une telle force. Je me suis approchée d’Eenee et lui ai demandé: « Qui ne veut pas être filmé ? L’esprit ou la jeune femme ? ». Eenee n’était pas sûre et m’a proposé de le demander à l’esprit. L’esprit du grand-père m’a répondu: « Je vais jeter ce bol et si tu le rattrapes, alors tu pourras prendre ce que tu veux dans cette yourte, cela t’appartiendra et de cette manière, je pourrai veiller sur toi ». J’ai réussi à attraper le bol en l’air. Je lui ai demandé si ce que je pouvais avoir devait nécessairement être matériel… car je voulais son autorisation pour le filmer. Il a rigolé. Il n’a pas vraiment répondu, il a surtout dit qu’il ne venait pas de la même époque que moi, et que ces boîtes noires qui enregistrent lui faisaient peur. C’était un « non » caché et ma déception n’avait pas d’égale. Je suis retournée à mon petit tabouret, triste, mais avec au moins la sensation d’avoir essayé. Puis ce fut le tour de David, ils ont conversé un long moment et lui aussi a eu droit au lancé du bol.

Une fois la cérémonie terminée, nous avons laissé tout le monde partir pour pouvoir parler un moment avec la chamane revenue à elle. Restaient donc dans la yourte notre guide, le frère de la chamane et sa jeune épouse, Puujee, David et moi. D’habitude très réservée, Puujee a commencé à nous poser des questions sur ce que nous avions vécu lors de ces deux semaines de repérages. Je lui ai fait un bref résumé, pour lui dire avant tout qu’elle m’avait beaucoup touchée, plus que les autres, et que je ne pouvais pas vraiment l’expliquer. Une conversation de trois heures s’en est suivie. Son frère faisait tampon pour la protéger. Je ne sais pas ce qu’ils ont vécu, mais ils semblent très craintifs à l’idée que l’on puisse se servir d’eux à mauvais escient. Et puis Puujee s’est de plus en plus livrée. Elle a avoué à un moment que normalement, elle n’entrerait pas en matière, mais qu’elle sentait que quelque chose était en train de se passer. Nous aussi nous le sentions.

Eenee lui a parlé de la promesse du grand-père Sodnmonorov de veiller sur nous en emportant avec nous un objet de la yourte. David et moi étions extrêmement gênés de demander quoi que ce soit. David s’est lancé le premier. Il lui a dit sentir du magnétisme dans ses mains, et si elle pensait à un objet qui l’aiderait à développer cette faculté, il en serait très heureux. Elle a réfléchi un moment puis lui a donné deux bracelets en métal, tout tordus, magnifiques et remplis d’énergie. C’étaient les bracelets qu’elle-même avait utilisés au début pour prodiguer des soins. Puis elle lui a remis le pendentif qu’elle portait, un pendentif chamanique fait d’un miroir et de trois sortes de grelots, qui le protégerait. L’émotion palpable de David nous a tous gagnés, ce moment semblait sortir de toute notion temporelle, une sorte de communion qui devenait de plus en plus dense. Puis mon tour est venu. Je ne savais vraiment pas quoi lui demander. Et puis je lui ai dit que le film donnerait une place spécifique au son, à la musique, à ces fréquences divines qui touchent à l’âme. Elle s’est retournée, a pris des clochettes de son costume chamanique, les a reliées avec un tissu bleu très présent et symbolique en Mongolie. Les clochettes du bord étaient pour me protéger, et les trois du centre pour appeler les esprits. Puis elle a sorti sa guimbarde de l’étui, a commencé à jouer pendant plusieurs minutes. Cet instant relevait du magique. Je ne peux pas le décrire, tout était transcendant. J’avais cherché à acheter une guimbarde les jours précédents mais n’avais rien trouvé qui me parlât. Sa façon d’en jouer le sublimait d’autant plus. Je sentais qu’elle conversait à ce moment avec ses esprits et disait en même temps au revoir à une amie, une compagne de longue date. Elle a ensuite trempé la guimbarde dans du lait, pour la purifier, et me l’a tendue. Mes larmes ont commencé à couler, mes mains tremblaient. Elle a senti mon essence, comme celle de David, et nul langage verbal n’aurait pu nous toucher plus que cela. J’ai eu la sensation que nous tombions tous amoureux, d’un amour universel qui ne demande rien en retour, de ces instants tellement rares et précieux. Je pourrais m’étaler en superlatifs pour tenter de partager maintenant ce cadeau immense que j’ai reçu, mais ce ne serait rien de comparable à ce qui s’est produit. Nous étions tous émerveillés.

Puujee nous a invités à la suivre l’été suivant dans la ville d’origine du grand-père Sodnomnorov, là où elle et quelques chamans se réunissent et consacrent leurs efforts à mettre en place des protections énergétiques pour leur peuple, en pleine nature, avec les énergies locales.

La Mongolie, aujourd’hui, est redevenue le berceau du chamanisme. Le tourisme a explosé, en partie pour tenter d’expérimenter ce mode de vie ancestral. Il y a de grosses dérives. Il y a d’autres rencontres magiques, comme avec Puujee. J’aurais voulu la rejoindre l’été d’après, mais j’ai dû mettre de côté le projet du film, à mon grand regret. Aujourd’hui, nous nous suivons de loin sur Facebook. Un jour, je retournerai la voir et nous pourrons poursuivre cette aventure.