Lettre à toi, Oklahoma
Il est des lieux qui frappent immédiatement la rétine, qui claquent dans les veines, qui bourdonnent et transpirent leur folie singulière. Il est des espaces qui s’apprivoisent parce qu’il y a quelque chose à quoi s’agripper. Quelque chose de tangible, de réel. D’évident.
Mais pas toi, Oklahoma. Résolument pas toi.
On se connaît depuis plus de vingt ans, toi et moi. J’avais 15 ans la première fois que j’ai foulé tes terres et ta culture. J’y ai posé mes valises pendant une année, j’ai tenté d’y faire pousser des racines. J’ai appris à faire les choses comme le font les gens d’ici. Où l’apparence surplombe les émotions, où les mots convenus n’atteignent jamais les basses fréquences. J’ai traversé maintes fois tes plaines et tes prairies, longeant ici et là les puits de pétrole au balancement cadencé, tranquille mais puissant. J’essaie en vain de venir à ta rencontre, mais lorsque je pense avoir enfin posé la main sur une partie de qui tu es, tout disparaît. Quand on me demande à quoi ressemblent tes villes, comment décrire ce qu’il y a de spécifique, d’unique chez toi, je ne sais que répondre. La seule chose qui sorte du lot, avec fracas et sans excuse, c’est ta religion. Tes églises à tous les coins de rue. Chacune croit détenir la vérité absolue. C’est épuisant, c’est effrayant pour la non-Américaine que je suis. La place qu’a prise l’être humain dans toutes ces croyances réduit toute idée de grandeur à un condensé de mots bien cadenassés. La menace du jugement, le besoin de hurler cette vision unilatérale du Bien et du Mal, ces sermons qui cloisonnent plutôt qu’ils ne libèrent les esprits envahis de contradictions, à quoi bon ? Je n’appartiens pas à ces courants de pensées. C’est toi qui me l’as démontré. Pourtant tout n’est pas à jeter. Les personnes les plus pieuses que j’aie rencontrées sont souvent celles sur qui je peux encore compter.
Non, je ne peux pas croire que tu ne sois que ça, Oklahoma. Il y a ici des gens qui ont profondément marqué mon existence, que j’ai emmenés avec moi en pensées, un peu partout autour du monde. Ça ne peut pas être aussi vain que ça. Pourquoi diable est-ce que rien ne s’imprime en moi, de ta beauté, de ta générosité ? Rassemblons les souvenirs, les années ont filé. Oui, je me souviens bien du centre d’Oklahoma City, là où s’est produit l’attentat en 1995. Pendant des années, il est resté comme une zone désaffectée. Les grillages entourant le bâtiment fédéral qui a explosé étaient recouverts de t-shirts dédicacés, de peluches, de fleurs fanées. Les maisons alentour ont vu leurs fenêtres exploser. N’a résisté que cet arbre au milieu de tout ce chaos, seul témoin encore vivant de cet instant dévastateur. Quelques années plus tard, on a fait de cet endroit un magnifique mémorial, un long bassin d’eau entre deux portes qui symbolisent l’espace-temps du drame. J’aime y retourner quand je reviens ici. Mais je serais incapable d’y aller sans GPS. Prendre le highway, l’Interstate, la Xe avenue, aucune idée. Je ne parviens pas à trouver de points de repère. À l’image de ma relation avec toi.
Mes différents retours en coup de vent ne m’ont pas permis de transformer cette impression. À force, je me suis fait une raison : j’ai fini par abandonner l’idée de l’existence d’une dimension plus profonde, plus subtile, plus incarnée, que sais-je. Tu m’as rappelée. Tu m’as fait comprendre de ne pas laisser tomber, que tout n’était pas visible à l’œil nu. Je me souviens alors qu’ici était la terre promise des Amérindiens, là où les Blancs avaient décidé de les parquer, pensant que la terre n’était pas assez fertile pour la cultiver avant de se raviser quand les puits de pétrole ont été creusés. Je décide alors de revenir, pour une plus longue période, en quête de cet autre pan de l’histoire, l’originale, dont j’ignore tant de paramètres. Je trace la route, en long et en large, pour découvrir ces villes amérindiennes que rien ne distingue vraiment des autres. Je les parcours et m’y arrête, furtivement. Je reviens plusieurs fois. Je fais des rencontres, elles sont plus faciles que je ne l’imaginais. Mes interlocuteurs sont heureux de pouvoir parler de leur vérité sans que j’y ressente de l’animosité, ils partagent avec moi leur regard sur les événements de ces dernières générations et leurs réalités actuelles. Ils me remercient de m’y intéresser. Quarante tribus coexistent sur ces terres, les mélanges sanguins sont fréquents, les origines se diluent, les cultures se dissolvent, mais on est fier de ce qui persiste. Je parle quelques minutes avec cet homme à la réception du musée de la nation Comanche, à Lawton, au sud de l’État : « On s’est déjà vus, non ? Vous venez d’où ? » Avec mon huitième de sang vietnamien, je pourrais faire croire que je viens du coin. Au final, on se sent tout aussi étrangers l’un que l’autre sur cette terre. Sauf que leur histoire à eux, Amérindiens de toutes ces nombreuses tribus, est, elle, bien ancrée dans tes entrailles. Parfois je me demande si la couleur ocre de tes terres n’est pas une résultante de tout ce sang qui a coulé, ou des larmes, peut-être, de ces familles disséminées.
Je parcours des miles et des miles à la recherche de ce passé devenu présent. Ton identité est intiment liée à cette histoire sombre qu’on tente de faire oublier. Tu aurais dû rester la terre promise des Amérindiens, mais les colons s’y sont imposés sans états d’âme il y a à peine plus d’un siècle, pillant les propriétés, ne laissant aux indigènes que les restes. Aujourd’hui encore, les Blancs t’assoiffent jusqu’à la moelle en pompant le pétrole qui coule dans tes sous-sols. Ils t’ont tellement démunie qu’ils viennent à présent sucer tes roches pour récupérer les dernières gouttes. Ils injectent de l’eau pour que le pétrole se détache et remonte à la surface. Puis, ne sachant que faire de ces eaux usées, ils la renvoient en bas : on appelle ça les fracturations hydrauliques. Elles provoquent des séismes graves, de plus en plus fréquents. Le pétrole rapporte gros, on sait qu’il n’en reste plus pour longtemps, alors on balaie du revers de la main les évidences, on feint d’ignorer la gravité de ces tremblements de terre effrayants. Un soir, dans mon airbnb à Oklahoma City, tout se met à vibrer. L’épicentre n’est qu’à quelques kilomètres. J’apprends qu’il était de 4,7 sur l’échelle de Richter. Ici on s’est habitué. De même que pour les tornades qui, autrefois, se cantonnaient au printemps et qui, aujourd’hui, peuvent se former n’importe quand. Nous sommes au début du mois d’août et j’échappe de peu à une tornade qui se déplace vers Tulsa et qui empêchera de nombreux foyers d’avoir de l’électricité pendant des heures. Tout le monde plaisante, à défaut d’autre chose, au sujet du changement climatique évident, que le président dénigre avec toute la finesse qu’on lui connaît. Même les sympathisants républicains sont contraints d’admettre que la nature a brutalement changé depuis quelques années.
Je roule encore. Je passe des heures à t’observer. Quand la terre se fend, elle révèle ses couleurs brutes et enragées. Ailleurs, le sol est recouvert d’herbe et d’arbres d’une banalité affligeante. Les prairies à peine vallonnées déforment la ligne d’horizon. Il est rare de s’arrêter pour admirer ta beauté trop réservée. Je la cherche, désespérément. Je voudrais te défendre. Je voudrais t’aimer. Je voudrais te faire aimer. Je m’arrête sur une aire de repos le long de l’autoroute. Je lève la tête. Aujourd’hui, le ciel est couvert. Les nuages sont magnifiques. Au loin, j’aperçois la pluie se déverser en trombes. On ne se rencontrera pas, elle et moi, nous n’empruntons pas la même trajectoire. C’est alors que je comprends: ici, il faut partir du vide, de l’absence, et se laisser envahir par ce qui émerge. Ce vide apparent qui m’ausculte sournoisement pendant que je cherche, les yeux rivés au sol. Un trop plein de vide virevoltant. Violence soudaine de cet espace ouvert au-dessus de mon crâne, comme une faille, comme un appel d’air. Je sombre dans un abîme de questionnements sur la raison de ma présence ici. Sur ma raison d’être, tout court. La vie m’a rendue transparente à bien des moments, et me voici dans cet endroit qui n’existe pas vraiment, qui ne laisse pas d’impression, qui échappe à tous ceux qui la traversent. Même ceux qui y restent ont cessé de se poser des questions. Silence. Je te rejoins dans cette solitude, dans cette vacuité enivrante. La voilà ta force, le cadeau que tu peux offrir. Tu es une terre d’accueil aux apparences plates et solitaires. Ton pouls étouffé par la présence des hommes bat encore, si l’on prend le temps de t’écouter. Après quatre semaines à t’arpenter, je sens que le vide qui s’échappe nonchalamment de toi a réussi à prendre forme en moi, à m’ouvrir subtilement les portes de ton esprit. Tu as su te préserver pour garder les traces de l’humanité, de l’histoire et de la vérité. Toi et moi, nous avons fini par nous retrouver dans cette fraction d’immensité, sans complexe, sans paradoxe. Enfin réconciliées.